Le mot d'ordre des 8 heures de travail, 8 heures de repos et 8h de loisirs par l'IWW se répand partout dans le monde, ici aux Etats-Unis dans une gravure de l'IWW (Industrial Workers of the World) |
« L’invention du Premier mai »1
En 1889, les représentants d’organisations ouvrières de 22 pays réunis à Paris à l’occasion de l’exposition universelle adoptent une proposition formulée par les guesdistes. Elle consiste à organiser « une grande manifestation internationale à date fixe, de manière que dans tous les pays et dans toutes les villes à la fois, le même jour convenu, les travailleurs mettent les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement à huit heures la journée de travail ». La durée moyenne de la journée de travail est alors de dix heures et plus dans la plupart des grands pays industrialisés. C’est assez dire qu’un tel objectif ne saurait être alors qu’un « horizon d’attente » « adopté en raison de la fascinante symétrie des termes : huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures de loisirs », évoquant « la vision d’une société toute d’équilibre où la nécessité du labeur se trouve réconciliée avec l’aspiration au bonheur individuel et général »2
Cette exigence a été formulée dans divers pays industrialisés dès la première moitié du siècle. L’action préconisée par le congrès de Paris se distingue toutefois de tout précédent par l’assise internationale à laquelle elle prétend. Sa résolution a été délibérément formulée en termes assez vagues pour n’exclure personne et permettre aux organisations sous haute surveillance policière de pouvoir s’y associer. Elle laisse la plus grande liberté à chacune pour déterminer ses modalités d’action et ne formule d’autre principe obligé que la simultanéité des actions entreprises aux fins de donner corps à une identité ouvrière par-delà les frontières. Les International Workers of the World ayant déjà choisi de mener une action nationale pour les 8 heures aux États-unis le 1er mai 1890, le congrès s’aligne sur cette date.
Le sentiment d’agir en commun avec « les ouvriers des deux mondes » constitue une indéniable opportunité. « L’internationalisme du Premier mai lui donne un caractère presque mystique, écrit alors Paul Lafargue. Des ouvriers demandent des nouvelles de pays dont ils connaissent à peine les noms […] Tout ouvrier qui manifeste ce jour-là ou qui [en] a la volonté […] même s’il est isolé dans son milieu et qu’il est perdu dans la plus petite commune […] sent instinctivement que ce jour, le grand mot d’ordre donné en 1848 par Marx et Engels « Prolétaires de tous les pays unissez-vous », est réalisé et que la classe ouvrière, en dépit des obstacles matériels et intellectuels, en dépit des mers et des océans se soulève à l’unisson»3.
Il n’était pas prévu que cette initiative soit réitérative. Partout reconduite l’année suivante de la seule décision des organisations nationales, elle est pérennisée en août 1890 par le congrès de l’Internationale. Dans les années suivantes, les objectifs qui lui sont assignés s’élargissent : limitation de la journée de travail à 8 heures mais également transformation sociale, paix et solidarité internationale.
Plusieurs mots d'ordre sur cette affiche appelant à manifester le 1er mai (années 1920) |
Le 1er mai 1947 annoncé dans l'Humanité |
Premiers mai français de la Libération
En France, l’organisation du Premier mai devient la prérogative de la seule CGT à partir de 1905. Le 1er mai n’étant pas férié à cette époque, prendre part à un cortège suppose d’être en grève, et la journée devient alors une figure de la grève générale. À Paris, dépourvu de maire élu jusqu’en 1977, le maintien de l’ordre est du seul ressort du Préfet de police, aucun cortège ne parvient à se déployer là hormis le 1er mai 1919, où la répression se solde par un mort. La réunification syndicale et la victoire du Front populaire autorisent à cet égard une rupture. Les premier mai 1937 et 1938 qui coïncident en sus avec un weekend donnent lieu à d’imposants cortèges dans la France entière.
À la Libération et jusqu’en 1947, les Premiers mai, - « manifestation d’unanimité civique » (1945)4, « premier mai de la renaissance française » (1946)5», « journée revendicative et de rassemblement pour la démocratie » (1947)6 - s’inscrivent « sous le double signe de l’action revendicative et de la bataille pour le redressement national »7. En 1945, la CGT, demeurée son maître d’œuvre, rompt avec les principes qui prévalaient avant-guerre en lui associant les organisations de Résistance sur la base la plus large possible : mouvements, partis, syndicats, associations auxquels le CNR demande de répondre favorablement. Certains s’inscrivent au nombre des orateurs. Ce consensus subissant de premières entorses dès 1946.
Les cortèges réintègrent leurs trajets d’avant-guerre tout en s’en distinguant d’un point de vue formel. Les cortèges de 1937 et 1938 quoique qualifiés de « quasi fête nationale » différaient des autres cortèges du Rassemblement populaire par le primat conservé des marqueurs de classe. Ceux de la Libération, à l’image des forces unifiées par les combats d’hier, arborent les symboles nationaux et jusqu’en 1946 les drapeaux alliés, en épousant à plus d’un titre les traits des autres fêtes nationales. En province, certains marquent un arrêt devant les stèles aux victimes du nazisme ou monuments aux morts. Dans les rangs, jusqu’au début des années 50, on voit des anciens combattants et des déportés revêtus de leurs tenues de sinistre mémoire et même, en 1945 à Lyon, la présence exceptionnelle de l’armée. À l’heure de la Bataille de la production, des chars spectaculaires et personnages costumés illustrent la contribution de chacune des branches. Ces chars et des groupes très structurés au nombre desquels beaucoup de patronages d’enfants défilent devant une foule spectatrice jusqu’à une tribune où ont pris place les dirigeants des organisations intégrées au groupe de tête qui les applaudissent. Soit une manière de revue, au reste autorisée, en 1947, place de la Concorde. Le muguet quoiqu’érigé par Vichy en contre églantine s’y substitue alors durablement.
Le 26 avril 1946, le gouvernement reconnait le caractère chômé de la journée (envisagé sans avoir abouti sous le Front populaire.) Il réitère en 1947. La mesure est pérennisée par la loi du 29 avril 1948 qui l’institue « jour férié et chômé », par-là distinct des autres fêtes légales. Malgré l’entrée en guerre froide, les Premiers mai parisiens conservent cette même dramaturgie jusqu’en 1953, le mot d’ordre de Paix primant toutefois sur tout autre.
Manifestants défilant dans leur tenue de déportés le 1er mai 1945 ou 1946 (extrait du film Défilé de déportés, anonyme, 1946) |
1. Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, 1983 (trad. française: L'invention de la tradition, Éditions Amsterdam, 2006)
2. Michelle Perrot, “The First of May in France”, in The Power of the Past. Essays for Eric Hobsbawm, Cambridge university press, 1984
3. Friederich Engels, Paul et Laura Lafargue, Correspondances, Editions sociales, 1959, t. III, juin 1891
4.. L’Humanité, 1er mai 1945
5. Le Peuple, 28 avril 1946
6. Le Peuple, 26 avril 1947
7. La Vie ouvrière, 19 avril 1945