Les enjeux internationaux du Front populaire
Par Serge Wolikow
Le mot d’ordre de Front populaire, avancé publiquement pour la première fois par les dirigeants Maurice Thorez et Marcel Cachin au début du mois d’octobre 1934, est une initiative qui n’aurait pu être prise contre l’Internationale Communiste dont le PCF était une des sections. Faut-il en inférer que l'opération ait été téléguidée depuis Moscou, ou à l'inverse que le PCF décida seul de ce changement politique majeur, de caractère stratégique ? Cette initiative française s'inscrit en fait dans un contexte marqué par l’impact des événements internationaux et une lente évolution des structures du mouvement ouvrier international.
La gauche ne sait comment réagir face à l'arrivée d'Hitler au pouvoir et la défaite du mouvement ouvrier allemand. L’Internationale socialiste profondément divisée récuse les propositions unitaires de la gauche. L’Internationale communiste, malgré les demandes d’actions communes réclamées par quelques partis, le Parti communiste français notamment, décide d’imputer l’arrivée d’Hitler au social-fascisme. En décembre 1933, les dirigeants communistes français sont taxés d'opportunisme pour avoir envisagé des actions avec les socialistes.
Quelques mois plus tard, la situation internationale a basculé comme l’attestent les émeutes en France, le rapprochement de la Pologne et de l’Allemagne, la campagne internationale réussie pour la défense de Georgi Dimitrov1. Au printemps 1934, Dimitrov, accueilli en URSS, devient le nouveau secrétaire de l’Internationale communiste et impulse une modification des positions des partis communistes. Désormais l’accent est mis sur l’action contre le fascisme. La priorité de cette lutte autorise des alliances et des pourparlers avec les dirigeants socialistes. Les orientations décidées avec les dirigeants communistes français attestent d’une réelle implication de l’Internationale communiste dans les propositions qui débouchent en juillet 1934 sur la réalisation de l’unité d’action avec la SFIO. Le mot d’ordre de Front populaire, qui implique un élargissement de l’alliance en direction du monde non ouvrier, des classes moyennes et du parti radical, surprend les dirigeants de l’Internationale communiste.
Les premiers résultats obtenus sur le terrain, l’explication par les dirigeants français de leur politique de rassemblement autour de thématiques nourries par les références à la révolution française, vont finir par convaincre une partie de l’état-major de l’Internationale communiste, qui inscrit le Front populaire antifasciste à l’ordre du jour du 7e congrès de l’Internationale communiste qui s'ouvre en juillet 1935. Malgré le silence persistant de Staline sur ce mot d’ordre et les réticences de certains cadres méfiants à l’égard de ce qui semblait un renoncement révolutionnaire, le congrès de l’Internationale célèbre l’expérience française, longuement exposée à la tribune par Marcel Cachin et Maurice Thorez et bientôt donnée en exemple aux autres partis. Dans le cadre de la réorganisation de l’Internationale communiste le PCF acquiert des marges de manœuvre surtout dues à l’originalité de la situation française et aux résultats qu’il obtient en matière d’organisation et d’influence électorale. Pour autant l’Internationale communiste entend limiter l’innovation et par avance affirme dès l’automne 1935 son hostilité à une participation gouvernementale communiste. Réaffirmée en mai 1936 puis encore en mars 1938, la non-participation des communistes français au gouvernement témoigne de l’impossibilité pour le PCF de passer outre aux décisions de l’Internationale Communiste.
Dès l’automne 1935, la dégradation du climat international alimente l’inquiétude mais aussi la mobilisation antifasciste à la base du Front populaire. C’est d’abord l'invasion de l'Éthiopie par Mussolini, à l’automne 1935, qui met en lumière la complaisance des puissances occidentales et l'impuissance des organisations ouvrières internationales face à l’agression fasciste. Ensuite la remilitarisation de la Rhénanie par l’Allemagne nazie ne suscite qu’une réprobation verbale de la part du gouvernement français à la veille des élections. L’événement majeur a lieu le 18 juillet 1936 : la rébellion militaire en Espagne contre un gouvernement lui-même appuyé, depuis janvier 1936, par une majorité parlementaire de Front populaire.
La question espagnole devient un facteur de division et d’affaiblissement du Front populaire en France quand Léon Blum propose la politique dite de la non intervention, au motif qu’il faut empêcher la propagation de la guerre en Europe. Cette position diplomatique prônée par les radicaux et réclamée par les britanniques, divise les organisations du Front populaire tandis qu’elle affaiblit l’image internationale du gouvernement français. Le PCF, en relation avec l’Internationale communiste, prend en charge l’organisation de la solidarité agissante avec les Brigades Internationales. Des dirigeants prestigieux tel André Marty s’y investissent. Les Français représentent près de la moitié des 40.000 brigadistes qui s’engagent aux côtés des républicains espagnols au nom de l'antifascisme. Les films conservés par Ciné-Archives témoignent de cet engagement, en marge du gouvernement français qui persiste dans sa politique de non intervention. Paris 1937, Exposition Internationale des Arts et des Techniques présente les positions des communistes sur la question espagnole, tandis que Les Métallos et Sur les routes d'acier montrent la solidarité à l'œuvre (collecte de vivres, accueil de réfugiés). Enfin La Relève, film tardif et particulièrement virulent envers la non-intervention, met en scène un brigadiste de retour d'Espagne.
La question espagnole fragilise la majorité parlementaire ; en décembre 1936 les communistes se résignent à l’abstention pour marquer leur désaccord sans faire tomber le gouvernement. Au printemps 1937, Marcel Cachin et Maurice Thorez rencontrent sans succès à Bruxelles les dirigeants de l’Internationale Ouvrière socialiste. En 1938, les brigadistes quittent Madrid. Le sort de la république espagnole est scellé, au moment même où la politique allemande en Europe centrale profite des abandons des diplomaties française et anglaise. Lorsqu’après la conférence de Munich tous les députés, sauf les communistes, votent les accords qui, au nom de la défense de la paix, livrent la Tchécoslovaquie à Hitler, le Front populaire n’est plus.
Serge Wolikow, historien, président du conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri.
1 ⇡ Accusé par les nazis de complicité dans l'incendie du Reichstag en 1933