S’engager, militer
Par Paul Boulland
De la Libération aux années 1950, le communisme français s’incarne dans des figures extrêmement variées : des mineurs du Nord mobilisés dans la « bataille du charbon » aux étudiants du Quartier Latin absorbés par les débats sur le marxisme, des dockers de Marseille bloquant les transports militaires vers l’Indochine aux paysans du bocage bourbonnais luttant pour défendre les exploitations familiales, des militantes de l’Union des femmes françaises (UFF) promouvant l’accouchement sans douleur aux « compagnons de route » signataires de l’Appel de Stockholm. Cette diversité d’acteurs et de contextes historiques, politiques, sociaux ou géographiques souligne à quel point il serait illusoire de n’envisager qu’une seule manière ou une seule raison d’être communiste. Au contraire, c’est peut-être cette diversité elle-même qui caractérise le mieux le communisme français. Ainsi, il faut envisager à la fois la convergence de ces multiples engagements, la capacité du Parti communiste à les agréger, sa volonté de les unifier voire de les conformer à un modèle, sans toutefois céder aux clichés et aux raccourcis que charrient les registres de « l’aveuglement », de la « foi » ou de la « passion ». Le détour par les représentations filmées du militantisme communiste s’avère alors utile car ces images donnent à voir du peuple militant en même temps qu’elles reflètent la construction ou la mise en scène de cet engagement par le parti lui-même.
On peut en premier lieu envisager ces questions à travers celle de l’adhésion et des effectifs du PCF. Au sortir de la guerre, l’ancrage du communisme est considérable. Porté par l’aura de l’Union soviétique, le PCF cultive l’image d’un parti à la fois victime et victorieux de la guerre, autour de son engagement dans la Résistance, mis en scène, au sens propre, lors de la Fête de l’Humanité en 1946. Dépassant alors les 500 000 adhérents1, l’organisation se développe dans des régions où elle était marginale avant-guerre, notamment dans les territoires ruraux. Adossé à sa participation au gouvernement et à son engagement en faveur de la « Renaissance française », le PCF élargit également sa base sociale en direction des « classes moyennes » ou des intellectuels. Selon les statuts en vigueur à partir de 1945 « Peut être membre du Parti communiste français quiconque accepte son programme et ses statuts, adhère à l’une de ses organisations de base où il s’engage à militer activement, acquitte régulièrement ses cotisations. » Cette formule simple se décline en devoirs : participation à la vie et aux actions de l’organisation, adhésion à une organisation de masse, effort de formation, respect « des règles de la démocratie, de la discipline et de la morale du Parti ». Ainsi, l’adhésion n’est pas seulement conçue comme l’accord avec un projet politique ou avec un ensemble de revendications, elle doit aussi se traduire en actes.
Dans la pratique, cette conception est toutefois soumise à des aménagements ou à des variations. Jusqu’en 1947, l’ambition de constituer un « grand parti populaire » impose une vision très « libérale » de l’appartenance au parti. Ainsi, une brochure de la fédération de la Seine nuance : « Et puis faut-il vraiment exiger qu’un nouvel adhérent à notre Parti se voie obligé de modifier ses habitudes familiales, ses habitudes culturelles et ses distractions ? Nous pensons que non. Aller au cinéma avec sa famille, faire de temps à autre une partie de belote avec ses amis, une partie de pêche, souhaiter passer quelques soirées par semaine en famille, est-ce là des défauts que ne peuvent avoir les communistes ? »
Avec la guerre froide, les clivages sociaux, politiques et idéologiques s’exacerbent. Les effectifs communistes connaissent une décrue brutale, à mesure que le parti se replie sur un discours ouvriériste et accroît les exigences à l’égard de ses membres (discipline, « contrôle de l’activité », vigilance, encadrement idéologique, etc.), dans un climat de forteresse assiégée. Le PCF et l’État sont alors animés d’une même volonté d’en découdre qui culmine dans les années 1950-1952, marquées par les violences politiques et l’intensité de la répression, lors des mobilisations contre la guerre d’Indochine ou lors de la « Manifestation Ridgway »2. Au milieu des années 1950, l’érosion des effectifs est à peine enrayée lorsque surviennent les chocs successifs de l’année 1956 – rapport Khrouchtchev, vote des « pouvoirs spéciaux » en Algérie au gouvernement de Guy Mollet par les députés communistes, écrasement de l’insurrection Hongroise par les Soviétiques.
Les fluctuations des effectifs, tout comme celles des suffrages, traduisent l’évolution du contexte politique et de l’audience du Parti communiste. Elles masquent l’ampleur des adhésions éphémères et intermittentes3 ou de celles qui ne débouchent pas nécessairement sur une intense activité militante. D’autant que le PCF lui-même promeut avant tout un idéal fondé sur un engagement de chaque instant et sur le dévouement. Le film consacré au congrès de Gennevilliers en avril 1950, soit donc au plus fort des crispations politiques et organisationnelles, en offre un parfait exemple dans sa séquence d’ouverture, qui insiste sur la mobilisation et les efforts déployés par les militants pour l’installation de la salle. Si l’activité militante se définit d’abord par l’énergie développée pour convaincre (propagande, campagnes électorales, discussions, débats, etc.) et par les mobilisations pour faire triompher des revendications ou un programme (grèves, manifestations, élections, etc.), elle se décline aussi très concrètement en une multitude de tâches pratiques : tirage et diffusion de tracts, de professions de foi, de journaux de cellule, collage d’affiches, vente de l’Humanité, récolte de pétitions, organisation de réunions publiques, campagnes d’adhésion ou de remise de carte, etc. Autant de tâches qui réunissent les communistes autour d’un univers matériel partagé, tant dans les méthodes de travail que dans une myriade d’objets dont l’inventaire à la Prévert occuperait bien des pages– drapeaux, affiches, slogans, cartes d’adhérents, rapports, etc.
Les images des congressistes renvoient également à d’autres qualités attendues des militants et projetées par les dirigeants. Arrivant cartable en main, alignés à leurs pupitres, prenant des notes et écoutant attentivement les interventions, ils sont saisis et représentés dans la posture de bons élèves – jusqu’à la « récréation » qui conclut traditionnellement le congrès par une pluie de confettis. Cette mise en scène scolaire souligne les exigences culturelles et intellectuelles associées au militantisme communiste : « élever constamment son niveau idéologique » selon la formule en vigueur, autrement dit lire la presse, les brochures, les ouvrages théoriques, suivre les formations du parti, etc. Les représentations de militants dévoués, disciplinés et studieux renvoient indéniablement à une réalité. De fait, des milliers de femmes et d’hommes ont déployé leur énergie au service de l’organisation et du collectif, dans l’accomplissement quotidien d’un ensemble de tâches politiques et pratiques4. Toutefois, cette image recouvre aussi une autre réalité fondamentale de l’engagement communiste, celle de son articulation avec les sociabilités populaires de cette époque. Les images de la Fête de l’Humanité le soulignent, sur un mode spécifique. Surtout, le Parti communiste peut s’appuyer sur sa capacité à politiser et à encadrer ces sociabilités : sur le lieu de travail, dans les ateliers et les usines, en s’appuyant sur les solidarités de métier et le syndicalisme ; dans les quartiers ou les territoires, par toute l’extension de son réseau militant, à travers les organisations de masse et les associations, ou par son action municipale5. Pour mieux le percevoir, il faut se tourner vers des images plus rares ou moins visibles, parce qu’elles émanent directement des militants eux-mêmes, sans en passer par le filtre de l’institution. Ainsi, le film amateur Notre cellule, réalisé en 1954-1956 par Raymond Bossot dans le deuxième arrondissement de Paris, constitue un document exceptionnel par la manière dont il restitue toute la simplicité, l’atmosphère chaleureuse et humaine des liens tissés dans et par l’engagement.
Paul Boulland
Historien, CNRS (Centre d’Histoire sociale du XXe siècle), directeur du Maitron - dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
1 ⇡ Pour les chiffres des adhérents, nous nous appuyons sur les estimations détaillées dans Roger Martelli, Prendre sa carte. Données nouvelles sur les effectifs du PCF, Saint-Denis, Fondation Gabriel Péri/Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2010.
2 ⇡ Vanessa Codaccioni, Punir les opposants : PCF et procès politiques (1947-1962), Paris, CNRS éditions, 2013.
3 ⇡ Roger Martelli souligne ainsi l’importance du « taux de sortie », même dans les phases de stabilité des effectifs. Voir Roger Martelli, Prendre sa carte, op. cit.
4 ⇡ Nous avons pu l’illustrer par la reconstitution de l’activité au jour le jour d’une militante de banlieue parisienne à cette époque. Voir Paul Boulland, Des vies en rouge. Militants, cadres et dirigeants du PCF (1944-1981), Éditions de l’Atelier, 2016, p. 262‑273.
5 ⇡ Julian Mischi, Servir la classe ouvrière : sociabilités militantes au PCF, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.